vendredi 3 mai 2013

LES MULTIPLES FACETTES DE PIETRO BEMBO (2)


Ce portrait de Bembo par Lucas Cranach le Jeune (Washington, collection privée), récemment identifié,  enrichit considérablement l'iconographie de l'humaniste. Il n'y aucun doute sur l’identité du modèle puisque son nom est écrit en lettres romaines sur le haut de la composition. On reconnait fort bien son nez aquilin, légèrement recourbé vers le bas, tant il est long et  fin. Souffrant d'une calvitie normale (il a 66 ans sur ce portrait), les cheveux grisonnants, il ne porte pas de barbe, comme dans son portrait en cardinal par Titien. Une croix de Malte l'identifie comme un chevalier de l'Ordre de Saint Jean. 


L'homme auquel le Palais du Mont de Piété de Padoue consacre jusqu'au 19 mai une exceptionnelle et remarquable exposition, le saluant comme "l'inventeur de la Renaissance", était un personnage aux multiples facettes, intensément cultivé et doué d'intuitions géniales.


Le poète et l'amant

En France on le connait au mieux comme l'auteur des fameux (enfin façon de parler !! j'avoue que je ne les connaissais pas avan cette exposition) Asolains, Gli Asolani. Après sa formation humaniste, et sans pour autant la trahir, Bembo se tourna vers la littérature dite "vulgaire", et s'intéressa aux textes de Dante et de Pétrarque, avec la même fougue qu'il avait consacrée à l'étude des textes antiques. Il faut dire qu'il était jeune, ardent et amoureux, et rapidement il écrivit à son tour un livre de dialogues en langue vernaculaire dédié à l'amour, qui devinrent les Asolani, car situés dans la cour de Caterina Cornaro à Asolo.

Lavinello, Perottino et Gismondo, les trois protagonistes masculins du recueil, décrivent et personnifient les diverses faces de l'amour : anxiété, tourments et exaltation. "Si Perottino parle contre l’amour dans le premier livre, dans le deuxième Gismondo en chantera les louanges, alors que, dans le troisième livre, Lavinello invite à distinguer entre les différentes sortes d’amour, à se tenir dans les limites de la morale et indique à la fin une autre conception de l’amour où les composantes néoplatoniciennes sont très fortes" (Lina Bolzoni dans son article les Asolani de Pietro Bembo ou le double portrait de l'amour, paragraphe 10) 



Ces textes, écrits alors que le jeune homme fréquentait assidûment les différentes cours d'Italie, surtout la cour des Este à Ferrare, révèlent chez lui un puissant sentiment amoureux. La première à qui furent sans doute dédiés les premiers Asolani, était Maria Savorgnan avec laquelle il échange, de 1500 à 1502 un voluptueuse correspondance amoureuse. Puis en 1503, commence l'histoire d’amour avec l'épouse d'Alphonse d'Este, duc de Ferrare, Lucrèce Borgia. La belle avait un fort tempérament, puisqu'elle en était à son 3ème mari et il ne fait aucun doute que sa relation avec Bembo ne fut guère platonique. C'est elle qui devient la nouvelle destinataire des raisonnements d'amour des Asolani, et l'édition de 1505 lui est explicitement dédiée.

La mèche de cheveux de Lucrèce Borgia (Milan) Insolite relique, dont Lord Byron se vantait d’avoir soustrait un cheveu, enchâssée en 1928 dans une véritable monstrance de verre


A la cour d'Urbino, il chante les mérites et la beauté d'Elisabeth Gonzague, il développe une correspondance intense avec Isabelle d'Este qu'il rencontre à Mantoue, et plus tard il fréquente longuement la Morosina, une courtisane romaine d'origine modeste, qui lui donnera plusieurs enfants. Bembo n'est pas un libertin, même si l'on peut déplorer qu'il ait été, pour un futur cardinal, un peu trop porté sur les femmes ! Il les aime tendrement, avec beaucoup de respect et d'affection. Il s'occupera aussi fort bien de ses enfants, les éduquant, les dotant, assurant leur héritage (sa fille Elena obtiendra sa maison de Padoue), même s'il se refusa toujours à les légitimer, de peur de perdre des bénéfices ecclésiastiques qui, plus tard lui furent bien utiles pour obtenir la pourpre cardinalice. 


L'exposition, outre le fait qu'elle présente  un manuscrit sobre mais émouvant d'une page originale des Aslani, s'intéresse à plusieurs portraits d'homme de Giorgione (et de Raphaël)  analysés à la lecture de cet écrit. Ce double portrait par exemple, serait celui de deux hommes engagés sur "le front" de l'amour : celui qui est sur la gauche tient dans sa main une orange amère, symbole de la nature douce-amère de l'amour. La mélancolie qui envahit le visage du jeune homme suggère une expérience amoureuse douloureuse, qui absorbe toutes ses pensées et lui donne un regard lointain et détaché. Il ignore le spectateur, et même le jeune compagnon qui lui tient l'épaule. Il est seul dans son rêve amoureux. L'autre, très différent, les cheveux en désordre, l'air entreprenant, accuse une expression d'intense sensualité. Extraverti, jouisseur, les traits marqués, tout l'oppose à la douce nostalgie de son ami. Comme dans les Asolani, le tableau propose une réflexion sur la diversité des expériences amoureuses.




"L'inventeur" du livre de poche

Le terme de "livre" de poche" est volontairement provocateur mais il est utilisé pour mieux faire comprendre le caractère "révolutionnaire" de l'idée de Bembo. Nous avons vu dans le précédent billet qu'au retour de Sicile, il s'était rapproché de Manuzio pour divers travaux d’imprimerie. C'est avec lui qu'il mis au point ce qui devait impacter de façon importante et durable la diffusion de la culture en Italie et en Europe.


Cette grande innovation concerne le format de livre : Aldo et Pietro mettent au point un livre petit, "portable" et utilisent pour le première fois un caractère s'inspirant de l'écriture cursive des humanistes. Les marges sont étroites et ne sont pas destinées à accueillir de notes. Le livre, léger, que l'on peut tenir dans la main, sort des salles de l'université et se libère par le même coup de la pesanteur des commentaires et des gloses car les "grands livres" étaient tous annotés dans les marges. Il s'offre au lecteur dans la pureté du texte, et surtout dans un format maniable. 


Ces "libri portatiles" d'Aldo Manuzio, produits de luxe - à l'inverse du livre de poche ! - puisque même Isabelle d'Este déplore leur prix élevé, deviennent des symboles de raffinement, comme on peut le voir sur ce portrait de jeune homme, peint par Giorgione (San Francisco). Le lecteur porte des gants spéciaux, aux doigts coupés, pour pouvoir tourner plus aisément les pages. Il vient de lire (l'ouvrage est ouvert) et son regard, un peu perdu dans le vague, dénote une méditation de bon aloi. Il est représentatif d'une nouvelle génération de jeunes intellectuels vénitiens, qui voulaient  rompre avec les traditions paternelles, pour qui l'étude n'était qu'un noble complément à une activité politique et diplomatique. Pour eux, l'aspiration n'est qu'intellectuelle et ils "méprisent", du moins dans leur jeune âge, la vie publique. Bembo et ses amis ont ainsi inventé, aussi, la "crise d'adolescence" !!! 


Revers de la médaille de Platon (Valerio Belli, Paris Bibliothèque Nationale) : une femme, tenant un crible, tamise toutes les lettres de l'alphabet : seul le A reste sur la grille, ne traversant pas le tamis. Ce qui signifie que le philosophe (rappelons-nous que Platon figure à l'avers) peut disséquer, filtrer, émietter par son raisonnement toutes choses, toutes  sauf le principe originel du monde (représenté sur la pièce par le "A", alpha sans son oméga !).

"L'inventeur" de l'italien

Mais justement usant de cette langue dite "vulgaire" pour écrire, Bembo en vint à mener sur l'usage des différents dialectes dont on usait alors en Italie, une réflexion qui s'avéra, pour la suite de l'Histoire du pays, fondamentale.

De 1506 à 1511, Bembo vivait entre Rome et Urbino, où il devint l'ami de Baldassarre Castiglione et de Jean de Médicis, alors exilé de Florence. En 1512, il prend position, par une épître latine "De imitatione", dans le débat sur les règles qui devaient présider à l'imitation des grands auteurs : certains, comme Poliziano et Pic de La Mirandole, penchaient pour un choix éclectique fait entre les meilleurs exemples que tous ces auteurs offraient. Alors que Bembo prônait l'élection d'un seul auteur, jugé supérieur à tous autres, et imité de façon homogène. C'est plus tard, après sa période au service de Léon X qu'il reprit et acheva un autre ouvrage qu'il avait laissé en suspens en 1512, sur la langue vulgaire en littérature. Publié à Venise en 1525, sous le titre "Prose della volgar lingua", ce traité en forme de dialogue se divise, comme les "Asolani", en trois livres. Il insiste sur l'aptitude de la langue vulgaire à égaler le latin pour l'expression littéraire, et sur la nécessité de codifier grammaticalement cette langue afin de la stabiliser, de façon durable et de lui conférer la régularité du latin. Alors que les défenseurs de la supériorité exclusive du latin sont encore nombreux, Bembo fait ressortir la dignité de la langue vulgaire, telle que l'ont constituée les grands auteurs toscans du XIVème siècle. Il recommande, en outre, l'usage du florentin de Dante, de Pétrarque (en poésie) et de Boccace (en prose). Pas difficile de comprendre l'importance historique de cette position, qui prévaudra longtemps dans les milieux cultivés. Et les organisateurs de l'exposition ont beau jeu d'y voir les ferments de ce qui permettra, plus tard, que soit réalisée l'unité politique du pays.


Portement de Croix par Sebastiano del Piombo (Madrid musée du Prado)

Le collectionneur d'antiques et "l'inventeur" du musée


Très jeune, dès les années 1500, Bembo déplore l'état de ruine et le mauvais entretien des vestiges antiques et quand il est en poste à Rome  il écrit au pape pour lui demander que ces restes ne soient plus utilisés comme matériaux de remploi ou de construction mais sauvegardés comme une vraie "bibliothèque" de monuments à protéger, répertorier et analyser afin de construire, à partir des leçons qu'il nous ont laissées,  un nouveau langage architectural fondé sur l'observation des différents ordres. Il pense que ces restes glorieux, bien exploités, et bien observés, pourront devenir la base d'un vrai style international pratiqué dans l'ensemble de l'Europe. Quelle belle intuition !!


Cet amour de l'antique, tant sous sa forme littéraire que sous sa forme matérielle, se traduit aussi par une vraie passion des objets anciens. Après avoir acheté aux enchères, non sans quelques intrigues, une propriété que la Sérénissime avait confisqué quelques temps avant aux Borromeo, Bembo l'installe à son goût, ayant un avis sur tout, architecture, restructuration  jardins. Et surtout il la meuble de ses précieuses collections, livres, statues, peintures et même plantes rares. Sa maison devient alors le centre d'un réseau très dense de relations et d'échanges culturels, universellement célébré par les contemporains. L'Aretin prétend que Rome est transférée à Padoue grâce à la demeure de Bembo, tandis que Benedetto Varchi la célèbre comme "un temple public et accessible à tous consacré à Minerve". Tous les commentateurs mettent l'accent sur la fonctionnalité et le confort de la maison, son jardin magnifique, la possibilité de rencontrer là de nombreux invités – italiens et étrangers – pour partager non seulement des débats mais aussi admirer des "médailles, sculptures, peintures, et anciennes et modernes". Les invités étaient impatients de rencontrer le propriétaire, une véritable célébrité, mais aussi d'admirer sa riche bibliothèque, emplie de précieux volumes d'imprimerie et de manuscrits anciens, de peintures, sculptures, pièces de monnaie, bijoux, vases.


Marcantonio Michiel, un vénitien, ami de Bembo, a laissé un précieux manuscrit (conservé à la Biblioteca Marciana de Venise) de notes écrites vers 1530, qui contient une description assez détaillée des chefs d’œuvres de cette collection. C'est grâce à ce document que l'on a pu reconstituer, au cours des salles de l'exposition, une partie de ce qui fut une des plus belles collections de l'Histoire.

Un très vraisemblable portrait de Pietro Bembo par son ami Titien (musée de Besançon), cheveux taillés sur la nuque, barbe courte à la vénitienne, calvitie soigneusement cachée par un élégant béret noir, comme le préconise Castiglione... Si l'identité du personnage n'est pas certaine, on peut admettre que ce visage intelligent, ces yeux démesurés et vifs, l'expression noble et austère et surtout ce nez très long, presque crochu, font pencher vers une possible représentation de l'humaniste. On sait par Vasari qu'avant le fameux portrait de Bembo en cardinal, le peintre avait déjà portraituré son ami, du temps où il était secrétaire de Léon X. La direction de la tête et du regard sont les mêmes dans les deux toiles, qui seraient, si l'identification est bonne, séparées par environ 25 ans. 



Le secrétaire du pape et le cardinal


Quand Jean de Médicis fut élevé, en 1513, au pontificat sous le nom de Léon X, il appela aussitôt à Rome, dans le corps de ses secrétaires, le brillant causeur qu'il avait connu à Urbino. Pourtant, et malgré l'honneur qui lui était fait et la fréquentation assidue de brillants humanistes, Bembo s'éloigna de la ville pontificale en 1519, avant la fin du règne de Léon X. Des problèmes de santé, la liquidation de la succession de son père, la nécessité de rompre, sans abandonner ses enfants, avec sa maîtresse romaine, s'ajoutaient à la déception de n'être toujours pas cardinal. En 1521, année de la mort de Léon X, Bembo s'établit à Padoue, dans sa demeure ornée d'œuvres d'art qu'il ne quittera guère jusqu'en 1530, sinon pour se rendre parfois à Venise ou pour assister, avec l'Arioste, en 1530 justement au passage de Charles Quint à Bologne.


Il devra attendre 1539 pour être enfin élevé à la pourpre cardinalice par Paul III, mlagré les rumeurs malveillantes (et justifiées) courant sur sa vie privée. Il partit pour Rome, où il regrettait finalement ses paisibles villas de Padoue et de Venise, et mourut loin de ses terres le 18 janvier 1847.

9 commentaires:

  1. Quel personnage! C'est vrai qu'on le "croise" souvent en Italie, merci pour ce récapitulatif très très complet! Bon week-end!

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    1. C'est un peu aride comme récapitulatif mais à force, comme tu dis, de le "croiser", cela peut être sympa de mieux e connaitre, d'autant que c'est un sacré bonhomme !!

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  2. Genial ! Ah je me doutais bien que la suite serait a la hauteur ! Moi qui ne suis pas plus italophile (ni phone d'ailleurs) j'avoue que là... Merci! Envoyé de Iphone excusez la ponctuation

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    1. Merci Phillfff ... oui Bembo était vraiment un personnage hors du commun et le mot génial lui convient parfaitement. Tant mieux si, au passage, cela vous donne envie de mieux découvrir l'Italie

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  3. Et bien merci de cette longue et belle histoire très richement documentée! Je ne savais pas que Bembo avait été actif sur tous ces fronts! Et je crois que je vais à mon tour m'y intéresser de près, à défaut de pouvoir aller à Padoue voir le portrait du jeune homme au livre de poche!

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    1. J'avoue que je n'ai pas retenu d'où vient ce jeune homme au livre de Giorgione, mais je vérifie cela dès que j'ai retrouvé mon catalogue !! Je sens que tu vas te plonger dans Bembo avec beaucoup plus de sérieux que moi !!

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  4. Cette mèche de cheveux, elle date de quand? C'est incroyable comme elle est encore intacte. Ou alors c'est un tableau? Je pense que je vais moi aussi m'informer un peu plus sur ses livres. Vu la description faite dans l'article, cela me paraît tout à fait à mon goût.

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  5. Il paraît assez incroyable que ce seul homme ait accomplit tout cela. Je pense aussi qu'il est surprenant qu'il soit un parfait amant en voyant son portrait. Il a l'air très sévère. Les hommes comme lui sont rares de nos jours.

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    1. COmme quoi, il ne faut se fier à la mine de ces messieurs pour juger de leurs talents éventuels !!
      Vous avez raison c'est vraiment un homme étonnant et d'une "pâte" qui est devenue rare

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