dimanche 14 septembre 2014

QUATRE DÉCENNIES


C’était, comme souvent, un matin. C’est fou comme les informations anodines du matin, celles qui ressemblent à de petits échos inoffensifs, me secouent, provoquant chez moi ces petits éclairs de lucidité qu’on pourrait baptiser « prise de conscience ». Ayant, en vieillissant, de plus en plus mal à émerger de l’état semi-comateux que le réveil m’impose, je dois être plus vulnérable aux petites heures… enfin « petites heures » feraient sourire les lève-tôt, ceux à qui, comme le disait sentencieusement maman, « le monde appartient ». Moi, à ces heures-là, il ne m’appartient pas, il m’agresse, m’assaille et m’inquiète. Tout est alors prétexte à retour sur pensée, tentative de réflexion et développements oiseux. 


Donc, ce matin-là, « on » – entendez une des radios qu’Alter bien réveillé (1), fait sonner dans toute la maison... nous n’avons pas la télévision mais nous avons « la radio du matin » – parlait, pour une raison que je n’ai pas le courage d’élucider – anniversaire, décès d’un des protagonistes, nostalgie quelconque – des Shadoks. L’improbable (2) voix aigrelette et vaguement éraillée de Claude Piéplu emplissait la pièce et le journaliste de service parla « de quatre décennies ». Et mon esprit partit en vadrouille : je pensais à une amie qui, l’autre jour, tentait de situer sur une échelle chronologique des événements anciens, et, pour chacun, disait « c’était il y a quatre ans », alors que manifestement ils dataient tous d’un nombre bien plus impressionnant d’années. Nous nous étions gentiment moqué d’elle, voyant dans cette limite symbolique le signe que, pour elle, tout ce qui était vieux remontait à quatre ans, ou plus ! Peu importait finalement…
Puis je réalisais soudain que la perspective évoquée par le reporter m’avait paru, à l’énoncé, totalement inaccessible – pensez, quatre décennies – pour, finalement, se révéler très vraisemblable, voire tout à fait plausible. Il me fallut alors admettre que ce délai, de l’ordre de l’infini dans mon inconscient, plus proche de l’historique que du souvenir palpable, était devenu une aune tout à fait réaliste. Et de réaliser que, un peu dans le genre de l’amie dont je parlais, j’avais coutume de situer quelque chose de très ancien à environ dix ans. Il ne me faut plus mesurer mon temps en année, comme elle et moi le faisons avec l’inconscience acharnée qui nous maintient en espérance, mais en … décennies. Notre mariage avec Alter ? presque quatre décennies. La naissance de notre premier enfant ? Trois décennies. Et voici que les anciens bébés ont soudain, eux aussi, plusieurs décennies ! Quant à '68, cette petite révolution qui changea nos mœurs, notre société, notre rapport au droit et sans doute, modestement, la face du monde ? Bientôt cinq décennies. Il va bientôt me falloir deux mains les dénombrer, ces fichues décennies !


Arrivée à ce point de ma réflexion, il ne me restait plus que deux alternatives : oublier et changer de registre, au risque de « finir » comme belle-maman qui, le jour de ses 90 ans disait à son fils, l’heureuse femme « Mais je suis si vieille que ça ? je ne m’en étais pas rendu compte » … ou simplement foncer sous la douche et tenter de me remettre les idées en place. Je pris plus prosaïquement le parti d’affronter mon clavier, pour ce petit billet fureteur, une tentative maladroite pour admettre l’inadmissible : le temps qui passe se compte en unités de plus en plus sévères. Et celui qui nous reste, bientôt, sera à compter en années. Cette inversion des données de mesure se fait sans y penser : et c’est bien là le drame. Un jour, sans crier gare, on se retrouve avec les décennies derrière et les années devant, alors qu’on avait toujours progressé à l’inverse. Et il faut s’adapter à ce nouveau sablier, impitoyable et pourtant nécessaire. Comme l’est notre finitude. 



(1) Et dire que lorsque nous nous sommes connus, c’était Alter qui était incapable d’ouvrir l’œil aux aurores, et moi qui frétillais dès potron-minet. Une des multiples alchimies secrètes propres aux « vieux-couples » : on finit par se ressembler. Et quand, au départ, on était franchement différent, on assiste à un étonnant retournement de situation, chacun ayant adopté la peau de l’autre !! Définitivement contraires, ou plutôt, complémentaires. 
(2) Je me suis toujours demandé comment, avec une voix pareille, aussi dissonante, voire désagréable, on pouvait décider de faire du théâtre. On me dira, et c’est vrai, que c’est justement son anti-conformisme qui en fit le succès, mais ce qui m'étonne c'est la vocation de départ du bonhomme !

11 commentaires:

  1. Sans avoir l'âge de ta Belle Maman quand on me demande mon âge je suis toujours surprise et je pense à une erreur... c'est la physique qui lui n'oublie pas !
    Bon dimanche ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas malin cette histoire de tissus qui s'affaissent, d'articulations qui deviennent douloureuses et de chairs qui se flétrissent !! On essaye d'inventer mieux mais ce ne sera pas pour nous

      Supprimer
    2. C'est quoi cette histoire de retraite? Tu es à la retraite toi mon éternellement jeune amie et conseillère attitrée ?

      Supprimer
  2. "Aussi intelligents, civilisés et cultivés que vous est moi...."
    Merci pour cette inoculation de Shadoks dans le tissu matinal , ça remet tout en perspective.
    Bonne journée !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah les Shadoks, je te sais nostalgique Fred !! Bonne journée à toi aussi

      Supprimer
  3. Pour moi ce qui est devenu de plus en plus étonnant c'est surtout la vitesse à laquelle les saisons passent, par exemple les dernières années j'ai l'impression que... tiens, je viens juste de ranger les chaussures d'hiver (ou d'été...), et voilà qu'il est déjà le moment de les sortir de nouveau ! alors que quand j'étais jeune tout (ce que je désirais) n'arrivait jamais assez tot, et donc je crois que "non vedo l'ora !" était l'expression qui me passait le plus souvent par l'esprit.
    Pour revenir aux temps présents j'avoue qu'il y a quelques mois, quand aussi bien mon frigo que le lave-linge antédiluvien ont expiré et j'ai du en commander des nouveaux, j'ai bel et bien pensé qu'à cause de mon age ce seront les dernièrs que j'achète... Mais oui, je sais, je n'ai pas tenu compte de la vitesse de plus en plus rapide à laquelle les électroménagers se cassent ! ;-)).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Boun Diou Siou !! pas terrible l'idée du "dernier" : mais tu sais les industriels savent faire des objets de moins en moins solides pour nous éviter cette triste pensée !!
      Quant à la vitesse sans cesse plus rapide des jours et des années, c'est parce qu'on est "entre deux" : pour belle-maman, le temps est long, très long !! Je crois que c'est une "protection naturelle", pour finir par en avoir marre !!

      Supprimer
  4. Shadoks ou pas vous vous faites du mal Michelaise et vous nous faites aussi du mal à rappeler de telles vérités. Si les décennies sont derrière et les années devant, comme vous le dites si bien, vous constaterez bien vite que tout ce qui vous a ‘bouffé le foie’ dans les décennies (le patron, les collègues, les horaires, les contraintes, le regard des autres) n’étant plus là, tout le temps qui vient vous appartient en propre et va se remplir selon vos envies et vos désirs et qu’il sera plus gratifiant que tout le temps qui ne vous a pas réellement appartenu avant… bien avant… Et quel plaisir de paresser le matin sous la couette quand on sait que rien d’obligatoire ne nous contraint. Vous n’allez pas nous faire la petite déprime de celle qui vient d’arriver à la retraite, Oui bon… je sais… les tamalous… et autres bricoles de l’âge venu ; réécoutez Édith Piaf… ‘J’m’en fous pas mal’… enfin… on en a le droit ! …

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Alors là, Michel, je vous rassure : cette remarque fort judicieuse que vous nous faites, ( tout ce qui vous a ‘bouffé le foie’ dans les décennies ... n’étant plus là, tout le temps qui vient vous appartient en propre et va se remplir selon vos envies et vos désirs et qu’il sera plus gratifiant que tout le temps qui ne vous a pas réellement appartenu avant) j'ai (enfin !!!) commencé à comrpendre : la vie est plus courte, certes, mais tellement plus belle. Chaque jour je déclare, l'air extatique "elle n'est pas belle la vie !!??".
      Et cette expérience, qu'on pourrait nommer sagesse (pour ne pas dire "découverte salutaire de l'égoïsme") j'aimerais la faire partager aux plus jeunes qui se "bouffent le foie" pour des trucs qui, vus de mes années, sont dérisoires : mais, c'est bien connu, une expérience se raconte mais ne se partage pas. Je me dis que le bien-être leur parviendra, plus tard ! tel que vous le décrivez !!!
      Bonne et belle journée cher ami lyonnais, sans tamalou !!!
      Quant à Piaf, le jour où je vous rencontre pour de vrai, vous n'y couperez pas : je vous la chante !!! à tue-tête !! (Moi j'essuie les verres au fond du café ... si, si !!)

      Supprimer
  5. Aussi bien ton billet que tes réponses aux commentaires ont une profonde résonnance en moi. Sans doute bien sûr parce que nous sommes de la même génération et dans une situation identique, les débuts de la retraite pour toi aussi si je comprends bien. C'est vrai que désormais nous comptons notre passé en décennies et nore avenir en années. Pourtant des décennies, nous pouvons peut-être espérer en connaître encore 2 ou 3. Mais nous n'osons pas trop y croire et surtout nous nous disons "peu importe la date de la tombée du rideau, combien d'années me reste-t-il à vivre avec un corps et un cerveau qui continueront à fonctionner à peu près correctement?"
    Je me suis rendu compte que je comptais désormais en années quand avec mon compagnon nous avons parlé il y a peu ...d'adopter un chien! Nous avons actuellement un chat de 14 ans, en pleine forme, mais que la présence d'un chien ne ravirait peut-être pas. C'est aussi difficile pour nous qui vivons entre la France et la Grèce de voyager avec un animal, alors avec deux!!!
    Pourtant lors de cette discussion, la première chose qui me soit venue à l'esprit fut cette prnsée:"mais si nous additionnons la vie restant à notre chat et celle du chien, c'est nous qui abandonnerons le chien!". La finitude de ma vie m'est apparue dans toute sa proximité, un compte en années.
    Pour autant je ne suis pas du tout déprimée et je fais tout pour vivre chaque jour comme une belle aventure, sans me "bouffer le foie". Comme toi cette "sagesse" me paraît être un peu "une découverte salutaire de l'égoïsme" et j'ai encore un peu de mal à accepter cette notion qui n'est pas une vertu familiale ou sociale. Mais après tout...
    Mon expérience, moi aussi je voudrais la faire partager aux plus jeunes. Aujourd'hui je dejeunais précisément avec celle qui m'a remplacée sur mon poste de directeur administratif et qui a une petite quinzaine d'années de moins que moi. Elle a donc de la "bouteille". Je lui disais combien il ne faut pas attendre la retraite pour vivre mais le faire à chaque étape de son parcours. Elle était persuadée de la véracité de mes propos et me disait qu'elle faisait au mieux au travail mais sans trop s'en faire. Déjà sur la bonne voie? Pas complètement car au fil de la conversation elle s'est mis à me dire:" actuellement c'est un peu dur car il me manque encore du personnel dans tel secteur, des moyens dans tel autre etc. Mais je suis sûre que dans quelques mois, quand tout cela sera en place, je pourrai respirer et lever le pied". Je lui ai alors fait remarquer qu'elle disait, comme nous disons toute notre vie, lorque j'aurai ceci, cela, mon travail, ma famille, ma maison... alors là je pourrai m'arrêter un peu et vivre vraiment.
    Il faut je crois arriver à la retraite pour arrêter de penser ainsi et se dire que chaque jour compte et qu'il n'est plus temps de dire "quand..." pour voir combien la vie est belle.
    Bonne soirée Michelaise!

    RépondreSupprimer
  6. C'est très pratique de tout ramener à 4 ans en arrière, je ne connais pas cette dame amie mais je pense qu'elle a raison de ne pas évaluer au denier près les souvenirs passés !!!
    pourquoi vouloir évaluer le temps futur qui nous reste nous risquons fort de nous tromper alors vivons le présent en essayant de le rendre agréable.
    Bise à toi et à ton amie

    RépondreSupprimer

Pour vous aider à publier votre commentaire, voici la marche à suivre :
1) Écrivez votre texte dans le formulaire de saisie ci-dessus
2) Si vous avez un compte, vous pouvez vous identifier dans la liste déroulante Commentaire
Sinon, vous pouvez saisir votre nom ou pseudo par Nom/URL

3) Vous pouvez, en cliquant sur le lien S'abonner par e-mail, être assuré d'être avisé en cas d'une réponse
4) Enfin cliquer sur Publier

Le message sera publié après modération.

Voilà : c'est fait.
Et d'avance, MERCI !!!!

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...