dimanche 11 janvier 2015

ÉMILE BERNARD (3) : RETOUR AU CLASSICISME

Suite de

Le repos du berger (1905 - Orsay) : thème arcadien par excellence, cette toile rappelle l'admiration de Bernard pour Poussin et Le Lorrain. Le titre est d'ailleurs trompeur car il s'agit plutôt du repos d'une nymphe qui est épiée par un berger. La petite scène du fond où l'on voit un berger courir avec son chien derrière ses moutons, est une référence explicite à l'art classique qui affectionne ce genre d'inclusion. Le corps de la femme endormie par contre rappelle Titien, ou, plus près du peintre, les nus sensuels de Courbet. 

À son retour du Caire, le peintre installe ses enfants et sa compagne à Tonnerre, en Bourgogne, après s’être rendu pour la première fois chez Paul Cézanne à Aix-en-Provence, où il demeure un mois. Durant l'hiver 1904, Bernard parcourt l’Allemagne avec Zuloaga, puis se rend en Italie, cherchant à fuir le froid parisien et surtout à faire progresser son style. En novembre 1896, alors qu'il grelottait de fièvre à Grenade, après une asphyxie au monoxyde de carbone, il avait rêvé de sa soeur morte l'année d'avant. Madeleine lui présentait une pléiade de grands maîtres vénitiens, TItien, Véronèse et Tintoret et Bernard, placé face à ses propres créations, réalisait qu'il était encore loin de ses aspirations. Il se sentit, à la suite de ce singe, conduit vers une nouvelle vocation, désirant abandonner le chemin des formes arbitraires et le gauchissement des formes pour accorder plus de place aux valeurs esthétiques des maîtres anciens. Sa fascination pour les peintres du passé n'était pas nouvelle : depuis longtemps il collectionnait les reproductions de leurs œuvres dont il avait une véritable photothèque dont on a conservé la trace; du fait de ses commandes. Lors de son passage en Italie quand il partit au Caire, nous avons vu qu'il avait déjà voulu visiter Rome et Florence, plus tard il alla à Venise avec Andrée, et enfin lors de son séjour Sévillan, confronté à Vélasquez et à Zurbaran, il avait déjà modifié ses a priori sur l'art, pour un retour à un plus grand classicisme.

Au retour du voyage italien de 1905, un mécène russe lui offre les moyens nécessaires pour fonder une revue, La Rénovation esthétique, qui allait devenir l’organe de diffusion de ses nouvelles idées, désormais conservatrices. Sous différents pseudonymes, il y expose ses idées sur l’art en affichant son opposition à l’avant-garde et en revalorisant les peintres du passé. Il y disserte sur le Beau et sur l’Esthétique, s’érigeant en rénovateur de l’art et exprimant son mépris pour l’art moderne sous le pseudonyme de Francis Lepeseur.

La famille à Tonnerre (1910 - collection particulière). Cette étonnante toile à l'inspiration totalement classique et pourtant très moderne par son contenu et sa "psychologie", place au centre de la composition, le corps de la femme aimée, nue et vue de dos. Sa somptueuse chevelure rousse fait ressortir la blancheur de sa peau, alors que le visage, le regard lointain, est dans la pénombre. De part et d'autre de la "femme-mère" qui affiche sans complexe la plénitude de ses formes de "matrone", les trois enfants qu'elle a eus avec le peintre (à gauche : Milandre, née en 1905, Michel-Ange né en 1906, et Émilienne-Élisabeth, brandissant un petit moulin, n'ée en 1907) et ceux qu'il a ramenés d'Égypte, les enfants d'Hanenah Saati (à droite : Antoine, né en 1900 et Irène, qui tient à la main un pantin vénitien, née en 1902). Derrière Antoine, une femme regarde dans le même sens qu'Andrée : c'est la domestique de la famille, employée à Tonnerre. 
A l'extrême droite, à la manière des commanditaire dans les tableaux de dévotion de la Renaissance, le regard amoureusement tourné vers la femme aimée, le peintre s'est représenté, partiellement coupé par le bord de la toile. En fond, dans un sfumato digne de Vinci, la ville de Tonnerre étage les silhouettes bleutées de ses rues et de ses monuments principaux.

Après s'être réclamé des primitifs italiens, puis des peintres de la Renaissance, il se sent à l'unisson des peintres vénitiens, voire de Poussin et de Vélasquez. Très attachés à l'étude de l'histoire de l'art, il visite les musées, accumule les reproductions d’œuvres anciennes, et compulse les publications artistiques. Et, fasciné par ce qu'il découvre et apprend, il en vient même à remettre en question toutes les recherches stylistiques qu’il avait lui-même conduites dans sa jeunesse. Le Synthétisme est devenu à ses yeux une manière trop subjective de rendre compte du monde. Hostile aux innovations artistiques de son époque, Émile Bernard s’écart progressivement des milieux d’avant-garde, rejetant toute nouveauté artistique, mais aussi la modernité sociale et politique entraînée par une société de plus en plus laïque et démocratique. Il devint réactionnaire aussi bien dans sa peinture que dans ses écrits, sans toutefois renoncer à la lutte pour affirmer la primauté de la modernité de son œuvre face à Gauguin. Profondément anti-moderne et attaché aux valeurs traditionnelles, il reconnait cependant Cézanne comme la figure du peintre absolu. De plus, il assimile l'avant-garde à un nouveau conformisme, le système esthétique qui le sous-tend étant trop fragile selon lui, laissant une trop forte place à la personnalité individuelle.

Jeune vénitien (1924-25 - collection particulière). En octobre 1921, Bernard en compagnie de son futur gendre, qui va devenir peintre. Il le chaperonne pour un voyage initiatique qui passe par "Gênes, Pise, Rome, Sienne, Florence, Mantoue, Vicence, en touchant beaucoup d'autres lieux et dessinant sans cesse à la sépia des vues de ces contrées." Ils finissent leur périple, en mai 1922, à Venise pour l'inauguration de la salle consacrée au peintre dans le pavillon français de la Biennale. Loué par les italiens, le peintre décide de rester sur la lagune, et y résidera jusqu'en 1925, exposant régulièrement à Rome ou à Milan et vendant sans difficulté ses peintures.
Ce splendide portrait, décliné dans une combinaison très raffinée de bruns tirant sur le vert et de blancs assourdis, présente  un adolescent au charme androgyne, d'une élégance décontractée et dont la flamboyante chevelure bouclée explose en un superbe "blond vénitien", très XVIème siècle ! Il tient entre les mains un volume à la reliure ornée d'arabesques d'or : on a l'impression très forte qu'il vient de le fermer et qu'il rêve encore aux ailleurs du récit.

Il n'est pas le seul à vilipender la modernité, telles que certains la pratiquent. La question de la "tradition" et celle du "classicisme" sont les signes avant-coureur d'un mouvement de pensée, tant littéraire qu'artistique qui suivra la Première Guerre mondiale et qu'on nomme "retour à l'ordre". C'est une réaction contre le symbolisme qui commence à être perçu comme trop cérébral, volontiers obscur et cantonné dans un art de chapelle. La dernière salle de l'exposition montre des œuvres très classicisantes d'Émile Bernard, censé démontrer l'appartenance du peintre à ce mouvement. A mon sens, l'affaire est plus complexe pour lui, et son relatif isolement des milieux "parisiens", (il vit à Tonnerre), ses convictions religieuses, sa recherche permanente de modèles classiques, et sa passion pour la littérature expliquant l'évolution de sa manière mieux que le choix d'un nouvel idéal aussi clairement défini. Il fréquente assidûment Paul Fort, le frère de sa compagne, Paul Claudel, Élémir Bourges et il écrit lui-même furieusement. Il illustre aussi de nombreux livres, leur consacrant une énergie sans faille : ainsi, quand il réalise les bois pour les Fioretti, aucun des caractères qu'on lui propose pour le texte ne lui conviennent. Il n'hésite pas à graver en bois, tous les textes afin de réaliser exactement ce qu'il désire. Un travail de titan !!

Scène de bordel (1930 - Collection particulière) : durant toute sa carrière, et plus particulièrement à la fin de sa vie, Émile Bernard a réalisé de nombreuses scènes de maisons closes qui sont en grande partie perdues. Il avait écrit un roman autobiographique, L'esclave nue, dans lequel il traçait un portrait parfois poignant de la vie dans les maisons de passe à son époque. Maisons qu'il fréquenta quasiment jusqu'à la fin de sa vie sans que cela affecte de quelque façon l'amour qu'il portait à son épouse. 
Le décor du tableau est d'une sobriété totale, une banquette, quelques étoffes, pas le moindre froufrou, par la plus petite indication que l'on soit dans un lupanar. Il disait "je n'aime pas la façon dont Degas et Lautrec ont traité le vice parisien : je lui trouve à la fois plus de grandeur dans sa chute et de beauté dans sa plastique. Selon moi, il doit surgir un génie qui puisera dans la débauche la spiritualité du Beau outragé. Pourquoi ne pas peindre les prostituées avec l'âme d'un confesseur ?... l'art ne souffre rien de bas, le trivial l'avilit...". Et de fait, l'ambiance paisible de cette scène mélancolique, la lumière dorée qui joue sur les corps fatigués mais fermes, la tranquille impudeur de ces femmes qui n'ont cependant rien de provocateur ou d'outré, donne une belle leçon de "beauté insultée, meurtrie ... [qui] accentue les tristesse de l'âme".

Cet artiste total, comme ceux de la Renaissance qu’il vénérait : peintre, graveur, sculpteur, écrivain, poète, et qui avait été dans sa jeunesse l’initiateur du Synthétisme, se retrouva à contre-courant, en rupture avec son temps et hostile à toutes les avant-gardes. Sa déception face à l'incompréhension de ses contemporains qui refusaient d'admettre que son ambition n'était pas "de refaire Raphaël, Michel-Ange, Vinci ou Titien, mais de puiser en ces lois qui ont constitué la magnifique éclosion de la beauté" pour aboutir, à partir des leçons du passé, à une conception originale et neuve, le rendirent amer et un peu sauvage. Il voulait "rendre à l'art son intégrité, [pour] le faire revenir à sa grandeur." Fidèle jusqu'à la fin de sa vie à la devise qui figurait sur sa revue de 1905, La Rénovation esthétique "il n'y a ni art ancien, ni art moderne, il y a l'art c'est-à-dire la manifestation de l'idéal éternel", il mourut le 16 avril 1941 dans son atelier du quai Bourbon. On le trouva peigné, habillé pour l'enterrement par ses propres soins, un crucifix sur la poitrine. Près de lui un mot à l'écriture tremblée "Adieu. Je meurs étouffé par la congestion. Prenez l'argent qui est derrière la Salomé du Guide".

Nature morte aux pêches et aux poires (1938 - Collection particulière) : pour moi, une des plus belles toiles de l'exposition. La dernière de l'artiste présentée à l'Orangerie. Le petit groupe resserré des fruits, placés au centre d'un linge d'un blanc éclatant, se détache sur le fond gris, légèrement moucheté, d'un mur anonyme. Rien ne vient distraire l'attention du spectateur de cette composition où l'artiste manie en virtuose une gamme incroyable de blancs et de plis souples ou cassés. La grande diagonale selon laquelle la toile s'organise, mène notre œil du bas à gauche au haut à droite, puis l'incite à revenir au centre, pour se stabiliser sur les pêches à la peau veloutée couronnées par deux poires légèrement tavelées. La présence de ce linge blanc donne à la "scène" un côté intime, indiscret et sensuel, tout fait efficace. 

A suivre

1 commentaire:

  1. Autant j'ai aimé ses œuvres de jeunesse autant la fin de l'exposition m'a ennuyée. Mièvres imitations, Venise chromo...

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