samedi 18 janvier 2014

UN ESPRIT DE FAMILLE : LES NOUVELLES SALLES DUCHAMP-VILLON A ROUEN

Ils étaient 4 frères et sœur, et ils étaient tous artistes. Certes à des degrés moindres pour certains : Suzanne Duchamp n'a pas laissé un nom inoubliable à la postérité, mais ses frères, eux, l'ont marquée durablement. Surtout Marcel, qui, avait son porte-bouteille ou son urinoir, évoque à tout un chacun le souvenir du fameux Nu descendant un escalier et qui fut l'inventeur du "ready made". Mais reprenons les choses dans l'ordre. Le responsable de cette lignée artistique qui marqua durablement le XXème siècle fut, à n'en pas douter, et sans forcément en avoir conscience, un certain Emile Nicolle, clerc de notaire rouennais qui, après avoir fait fortune comme courtier maritime, quitta les affaires pour se consacrer exclusivement à ses passions : peinture, dessin et gravure.


Ce monsieur (portraituré ici par Raymond Duchamp-Villon), né en 1830, exposa au Salon dès 18664 et commit une Dissertation élémentaire sur la gravure à l'eau-forte et les états des planches, qui prouve combien l'art comptait plus pour lui que les minutes notariales ! Toujours est-il que, lorsque ses petits enfants vinrent poursuivre leurs études à Rouen, il entreprit, fort à propos, de les initier à ses passions. C'est ainsi qu'il accueillit tout d'abord Gaston, l'aîné et l'initia le dimanche au dessin et à la gravure. Ce dernier, après avoir, comme son grand-père, tenté de devenir notaire, abandonna tout pour se consacrer à l'art et devint, après avoir changé de nom pour éviter les scandales qu'une ville de province bien pensante n'aurait pas manqué de déclencher, peintre au talent reconnu : c'est Jacques Villon. Tous les autres enfants Duchamp suivirent cette voie, vivement encouragé par Emile Nicolle dont la fille, Lucie, avait épousé un certain Eugène Duchamp et se piquait, elle aussi, de dessiner des jolies aquarelles. Eugène, fils de cafetiers dans le Cantal, était employé aux impôts quand il l'épousa et, grâce à sa dot, put acquérir une étude notariale. Pas forcément très enthousiasmé par la vocation artistique de ses enfants, qu'il rêvait, quoi de plus naturel, de voir devenir notaires, il ne s'y opposa cependant pas et fournit à chacun de quoi vivre, juste assez pour subsister, leur disant que ce qu'ils avaient eu de son vivant, ils ne l'auraient plus en héritage : il leur offrit la possibilité d’exercer leur art en avancement d'hoirie et permit à chacun de réaliser ses talents. Bien lui en prit puisque les trois frères nous ont laissé des œuvres remarquables et ont vraiment compté dans l'histoire de l'art français. 


Commençons donc par l'aîné, Jacques Villon (Gaston Duchamp, 1875-1963), qui choisit son prénom en pensant au roman d'Alphonse Daudet, Jack et son nom en hommage à notre grand poète, Villon. Il commença par devenir un des meilleurs dessinateurs de journaux satiriques de l'époque (Gil Blas, Cocorico, Le Rire, le Chat Noir ...) avant de s'affirmer, dès 1904, comme un peintre d'avant garde, sensible aux avancées de l'art moderne et proche de Léger, Picabia et autre Metzinger, et maître en abstraction. 



Il disait " je commence par construire deux carrés, l'un à droite, l'autre à gauche. La longueur de leurs côtés est celle des petits côtés de la toile. Dans les formats normaux, ces deux carrés se superposent partiellement". Cela peut donner des toiles aussi belles que cette Baie du petit salon, une oeuvre pour laquelle j'avoue avoir totalement craqué ! Admirez cette science de la composition, cette superbe explosion de lumière dans la partie centrale, où les carrés se croisent et où les blancs chantent comme autant de virgules de soleil !!



Son auto-portrait, de 1949, fait partie d'une série de peinture de lui où il s'amusait à se moquer de soi, les baptisant, l'Usurier, le Matois, le Finaud, ou, comme ici, le Scribe. La décomposition des couleurs, la mise en espace à la fois frontale et pourtant vibrante, la gamme chromatique déclinée comme une petite mélodie aux accents tonifiants, tout force l'admiration dans ce "vitrail" pictural.



Moins coloré mais très attachant, ce petit portrait du frère aimé, Raymond, impressionne par sa gravité et son intériorité. A l'époque, on était en 1911, Raymond était en train de réaliser son Baudelaire, et ses recherches étaient pétries de poésie et de philosophie. Jacques, quant à lui, s'essayait au cubisme et la structure pyramidale du portrait marque son approche : il divise l'objet représenté en 4 triangles, limités par les arêtes de la pyramide projetée : "un triangle d'ombre, un triangle de lumière et deux de demi-teintes". Tout le génie du peintre est dans l'inclinaison de la tête, légèrement déportée vers la droite et qui concentre l'essentiel de la lumière, donnant au portrait un caractère très intime.


Raymond, lui, qui se fait appeler Duchamp-Villon, était le cadet de Jacques : né en 1876, il le suivit très vite à Rouen et bénéficia, lui aussi, des leçons de papy Nicolle. Il entreprit des études de médecine mais contraint de les interrompre pour cause de rhumatismes aigus, il put alors s'adonner à sa passion, la sculpture. Influencé d'abord par l'art de Rodin, comme on peut le voir dans ces étonnants Joueurs de foot-ball (en fait leur ballon est ovale et c'est donc de rugby qu'il s'agit) proches s'y méprendre de Camille Claudel, il s'adonna lui aussi rapidement au cubisme. Et ce, d'autant qu'il s'installa dès 1907 avec son frère à Puteaux.


Son Cheval, réalisé en 1914, montre son intérêt pour la mécanique et sa recherche pour une sculpture refusant tout modelage naturaliste. Mobilisé en 14, il est d’abord atteint de fièvre typhoïde en 1916, et, hospitalisé à l’hôpital de Mourmelon, il y réalisa ce coq aux accents patriotiques.


Puis, blessé au début de l'année 1918, il séjourne l'hôpital militaire de Cannes où, combinant son expérience médicale et son intérêt pour l'architecture, il imagine un centre d'enseignement chirurgical fort ingénieux. Malheureusement, il ne se remet pas de ses blessures, et meurt à Cannes en octobre 18, ce qui met fin à une carrière prometteuse et laisse chez les siens de regrets infinis. Ses deux frères eurent à cœur d'honorer son oeuvre et sa mémoire, montant expositions et rétrospectives, sauvant et collectionnant tous ses plâtres et travaux préparatoires, bref, nous permettant aujourd'hui de mieux connaitre son travail grâce aux dons et aux legs qu'ils firent, entre autres au musée de Rouen.


Marcel était le "petit dernier". Né en 1887, il rejoint ses frères à Paris, d'abord comme dessinateur humoristique. Il expose dès 1908 et, rapidement, s'inscrit dans l'esprit du groupe de Puteaux, animé de discussions sur l'espace pictural, la géométrie non euclidienne, la chronophotographie et la 4ème dimension. Son oeuvre est sans doute la plus connue, par le parfum de scandale dont s'accompagnèrent certaines de ses réalisations, et le musée de Rouen possède surtout des toiles et des dessins de lui.


Suzanne, enfin, encore plus jeune que Marcel puisqu'elle naquit en 1889, entre à l'école des Beaux Arts de Rouen dès 1905 et, influencée elle aussi par le cubisme, elle mène une carrière locale tout à fait honorable, quoique nettement moins reconnue que ses frères. Il faut bien avouer que le portrait de Jacques n'a pas la force des toiles de ce dernier, mais il rayonne d'une bienveillance et d'une attention au modèle qui en fait une peinture pourtant très attachante.

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